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Noël et Madeleine Piton, itinéraires d’ouvriers de la chaussure

A 83 et 87 ans, Noël et Madeleine Piton sont toujours bon pied bon œil et mémoire précise de leurs vies dans les usines. Entrer dans une usine de chaussures, cela semble évident car c’est là que se trouve le travail pour l’un, et pour l’autre, c’est en plus la spécialité de sa commune.


Si Madeleine a commencé à l’usine Cailleau de Gesté et ira dans une usine de confection, ils se retrouveront à l’usine Humeau de Gesté une grande partie de leur vie active. Un travail et une ambiance qui plaisent beaucoup à Noël Piton, qui déstabilise en revanche Madeleine quand on la change d’atelier. Une vie aussi aux premières loges de l’usine, car ils ont choisi un terrain qu’encadrent les deux unités de fabrication, et aussi parce qu’ils se sentent associés à l’avenir de l’usine. Noël Piton raconte qu’il rage quand du rendement est perdu, dit simplement qu’il a toujours sa conscience, – la conscience de son rôle et de la situation -, voulant la réussite de l’entreprise, qui est la sienne aussi.

Noël Piton : j’ai été à l’école des garçons de Beaupréau jusqu’à 14 ans et, numéro 14 d’une grande famille d’agriculteurs de 18 enfants, je suis revenu à la ferme des Landes jusqu’à l’âge de 17 ans puis je me suis placé comme ouvrier agricole à la Roche Thierry. A 20 ans je pars au régiment, puis je reviens ouvrier agricole mais voilà, je fréquente Madeleine…

Madeleine Piton : Je suis de Gesté, je travaille à l’usine Cailleau, je n’ai pas envie de quitter Gesté

NP : …alors je demande à rentrer à l’usine Humeau d’abord à Beaupréau, qui embauche, puis un an après je me marie avec Madeleine et je demande Gesté, j’ai 23 ans, on est en 1964

MP : De mon côté je suis à l’usine Cailleau, je n’ai pas choisi mais c’était dans la logique du moment : on venait nous demander chez nous. Il n’y avait que des emplois dans la chaussure à Gesté, c’était quasi naturel d’y entrer. Cailleau c’était une petite usine, on était une cinquantaine, les articles étaient plutôt du bas de gamme, ce n’était pas une usine de luxe et moi je faisais de tout sur la chaine. Cailleau ferme bientôt alors je me vois obligée d’aller chez Thomas Lasalle à Villedieu-la-Blouère, on y fabrique des articles plus habillés, c’est plus grand, cela me change… tout me change en fait : les rendements sont plus durs, il ne faut pas parler, le chef – le contremaitre – est dur, on s’avertit lorsqu’il arrive (rire)…et puis ce sont des demie journées sans pause, le midi on doit manger en vitesse, alors quand j’ai mon premier enfant, Frédéric, j’aimerais passer à mi-temps, ce n’est pas possible, alors je vais m’arrêter deux ans. 

En 1971 (?), j’embauche à mi-temps chez Jean Bourget – la marque Jean Le Bourget – je suis au pressing, avant le contrôle, c’est une activité plus saisonnière avec un rendement collectif, il faisait chaud avec la vapeur mais on riait en équipe

NP et MP :  

En 1972, on décide de faire construire, on achète un terrain : il faudra que je retrouve un plein temps.

Le terrain se situe à côté de la première usine UMO inaugurée en 1947 où se trouve la fabrication des granulés plastiques, et en face l’usine neuve avec tout le reste, les presses à injections, la production, le stockage. Le bruit des presses à injection et du trafic routier ne gêne pas les Piton, sauf les transistors qui sont autorisés et qui hurlent à tue-tête, de jour comme de nuit, dépassant en décibel le bruit rugissant des presses hydrauliques qui injectent le plastique liquide dans les moules, puis du carrousel qui tourne libérant un nouveau moule sur lequel l’ouvrier va mettre une chaussette avant de refermer le couvercle du moule.

MP : On a choisi le terrain à construire, mon mari a alors demandé à M. Jean-Marie s’il pouvait m’embaucher, ce qu’il a accepté tout de suite. Il y en avait des familles qui travaillait dans la même usine ! 

NP : Je suis donc partie en 1965 à Gesté – juste un an à Beaupréau – et j’ai travaillé 13 ans sur les boudineuses, à la fabrication du plastique. On y travaille en équipe, on fait les 3×8. On commence par faire un mélange à base de résine, de plastique, de colorant – bien sûr on pèse cela au milligramme près – on suit la fiche qu’a établi l’ingénieur chimiste, M. Menthis, ensuite on met tout ça dans ce qu’on appelait la « casserole » qui mélange et chauffe, et la boudineuse sort les granulés. 

A cette époque, on ne met pas de protection spéciale pour protéger les opérateurs de Noël Piton revient à la maison, recouvert de particules plastiques

MP : Noël rentrant à la maison allais tout de suite sous la douche, je savais quelle couleur il avait fabriqué ce jour-là (rire), ses yeux était entouré de poudre souvent noire ou rouge, c’était impressionnant. Et on lavait la combinaison à chaque fois.

Les douches arriveront à l’usine, de l’autre côté de la route, mais les ouvriers n’ont pas de protection particulière en plus de la combinaison, pas de masques ni de lunettes de protection. En revanche, 3 prises de sang sont réalisées chaque année. Le rythme est plutôt régulier, mais il peut arriver des commandes exceptionnelles où Jean-Marie Humeau mobilise l’équipe.

NP : Un jour M. Jean-Marie m’a demandé si j’acceptais de travailler tout un week end, en responsabilité, car il devait aller le même week end au Salon du cuir à Paris. Il s’agissait d’honorer une belle commande qui venait de tomber pour un client en Bolivie, le bateau partait de Marseille le lundi matin à 7 h.  Moi et mon équipe, nous avons été sur le pont quasiment sans interruption, – j’ai dû dormir que 3 heures à la maison avant de revenir – J’avais une conscience. Nous sentions bien qu’il s’agissait de se mobiliser, qu’on participait à la vie de l’entreprise et nous avons réussi. Cela a été un moment d’exception, intense, et M. Jean-Marie a été reconnaissant, il a été généreux. On était reconnaissant les uns envers les autres, je n’ai jamais regretté.

Parfois Noël Piton rêve la nuit qu’il se retrouve là de nouveau face à la commande et qu’il n’arrive pas à faire face puis se réveille … et se rappelle qu’il avait réussi. 

Noël Piton aime ce métier, il faut être rapide, précis, ça n’arrête pas, être dans le rythme et l’entrainer. En 1979 quand toute la fabrication de granulés est déplacée à l’unité de Belligné, Belliplast, – qu’avait créé dans en 1970 le même chef d’entreprise Jean-Marie Humeau mais qui est entrainé hors de son champ avec le dépôt de bilan -, Noël Piton se met sur les machines à injection. Il est toujours comme obsédé par le « rendement » car il sait qu’à la fabrication, c’est l’une des clés de la vie, de la survie, ou du profit de l’entreprise et s’en sens, à son niveau, responsable. 

NP : Le chef d’atelier ne m’explique pas le mode d’emploi et je perds une journée, enfin on perd, enfin l’entreprise perd, dommage ! Idem quand les machines tombent en panne et que le chef mécanicien « hors pair » Jean Petit a quitté l’usine et que son remplaçant ne trouve pas, fait faire des frais inutiles.  En 1975, par exemple, ils changent le pignon mais ça ne venait pas de cela, c’est un ouvrier qui a trouvé, c’était un roulement usé, on avait perdu du rendement, je rageais ! 

J’avais beaucoup d’estime pour M. Jean-Marie, et j’ai mal pour lui quand l’incompétence ou une mauvaise gestion des hommes fait perdre des rendements. C’est un chef d’entreprise que j’ai beaucoup reconnu. Tous les matins, il vient nous serrer la main, prend des nouvelles de chacun. Il n’a d’ailleurs jamais refusé aucune de mes demandes que je lui ai fais en direct, car sa grande qualité c’est d’être abordable, simple… et aussi parce que je ne lui faisais pas de demande sans fondement, sans raison. Aussi j’avais mal pour M. Jean-Marie quand on perdait des rendements pour cause d’incompétence.

Jean-Marie Humeau dépose le bilan de son entreprise en 1978, – l’originale « Société Pierre Humeau & fils » créée par son père. L’usine change de main et est reprise par le frère ainé qui dirigeait depuis 1970 l’entreprise Humeau Beaupréau. Noël et Madeleine Piton voient le « patron de toujours » Jean-Marie quitter Gesté. Incertitude et pincement au cœur. Le nouveau patron, Pierre Humeau, ne débarquera jamais à Gesté sauf au dépôt de bilan suivant en 1988. Entretemps un des fils de Pierre Humeau, Paul-Marie, est envoyé pour être le directeur de l’usine de Gesté, il gère « avec le même esprit que M. Jean-Marie » assure Noel Piton, mais il sera remplacé. A la même époque, Noel Piton passe de l’autre côté de la route pour travailler sur les machines à injection plastique qui fabrique les bottes, mi bottes et sandalettes. Le premier jour, le chef d’usine ou d’atelier ne lui explique pas le fonctionnement, il mettra une journée avant de trouver les bons réglages et la bonne méthode. Mais c’est le même plaisir et satisfaction du travail rapide, de l’efficacité professionnelle.

NP : J’étais assez vif, rapide, j’aimais bien travailler comme çà. Je suis tout seul sur le carrousel, on met la chaussette, on ferme le moule, ça injecte, on les tire. Je fais des bottes ou des sandalettes plastiques. Je fais jusqu’à 135 paires de bottes par jour. J’adorais çà !

MP J’ai bien aimé aussi mon métier, enfin surtout quand j’étais à l’emballage. C’est là qu’on me met quand j’arrive à l’entreprise Humeau. On était 7-8 sous les ordres de Josep Pasquier. Au début c’est tout un monde à apprendre, surtout où je trouve les articles, les boites puis petit à petit on apprend. 

Comme on apprend une langue. L’unité nouvelle qui date de la fin des années soixante est une prouesse technique. Jean-Marie Humeau, passionné aussi d’architecture – qui fait les plans et construit la nouvelle usine de Beaupréau dans les années 50-60’ avec d’immenses baies vitrées sur deux façades donnant sur la rue de bel air à Beaupréau afin de profiter au maximum de la lumière naturelle – a choisi pour la seconde unité de Gesté la nouvelle technique des grandes arches en lamellé collé sur une grande largeur qui seront doublés sur la longueur. Les machines comme les stocks se déploient sans obstacle pour occuper tout l’espace. C’est un des premiers bâtiments à être constitué ainsi.

MP : C’est très fonctionnel et très impressionnant : les articles sont montés dans des caisses en bois, très haut (? jusqu’à combien de mètres ? Échelle). Munit de notre fiche de commande on va chercher les articles dans tous les rayons. L’équipe est mixte, l’ambiance est bonne. Nous travaillons de 7h30 à midi puis de 13h30 à 18h00, je m’y plaisais bien, le travail était plaisant, divers. Puis un « petit chef », comme on dit, m’a mis au finissage pour des raisons de personne, et j’y ai été moins heureuse. J’ai une main plus raide, il fallait barder les petits bouts de plastiques qui dépassait. Ça s’est passé un jour, sans discussion. Alors j’ai fini par demander un mi-temps…. On m’a alors « trimballé » un peu partout, à l’emballage, à un atelier où on ôte les valves de ballon pour qu’ils partent au recyclage de plastique, à la mise en sac… Et je serais l’une des premières à recevoir la convocation … (silence, soupir). 

A nouveau en 1988, l’usine Humeau – reprise par Humeau Beaupréau – est en difficulté et doit déposer le bilan.

MP : L’information arrive dans l’usine, il y aura des licenciements, il y aura du chômage un jour, mais on ne sait pas qui. Et voilà. On me convoque, il y a le patron (Pierre Humeau) que je ne connaissais pas, il me dit que je suis licenciée. Je n’ai rien répondu, rien dit, mais je n’ai pas trouvé ça juste par rapport à d’autres employés… C’est un grand choc. Je ne retrouverais jamais de travail, je resterais depuis à la maison, je n’ai pas mon permis de conduire, je touche le chômage, … je fais de la garde d’enfant, un peu … avant ma retraite qui sera plombée par les années sans travail, de chômage, qui ne comptent pas.

Noël, lui, restera jusqu’à la retraite. 

Aujourd’hui les Piton sont toujours dans leur maison qui fait face aujourd’hui en premier front à une maison médicale que la municipalité a fait construire. A leur droite, l’ancienne usine UMO, inauguré en 1947 avec la reprise de l’entreprise Cochard par le jeune Jean-Marie Humeau, et qui devenu l’unité de fabrication de granulés plastiques où Noel Piton a longtemps travaillé, a été occupé plusieurs années par l’entreprise Carnac, puis est redevenu UMO pour stocker, comme sous les arches de l’autre unité, la production de Beaupréau, en attendant d’autres solutions. Car à l’avenir, les grandes arches qui ne peuvent supporter le poids d’une isolation devenue obligatoire, seront démolies et laisseront place à des petits immeubles d’habitations, tandis que l’usine UMO-Carnac-Humeau a un avenir plus incertain. 

Les Piton, eux, restent dans la maison qu’ils ont construite à l’époque de l’optimisme, et ils y sont, toujours, heureux, entre le jardin potager et le jardin au Sud, dans la commune qu’ils ont choisi et où ils comptent finir leurs vieux jours.

Bernadette Humeau

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